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Sélection du Off par Luis Armengol

17 Juil 2018 | Festivals, Spectacles vivants, Théâtre

No women’s land

« Le migrant est un mort qui marche, sans nom et sans tombeau. » Cette phrase conclut, en un baisser de rideau funèbre, le No women’s land présenté par la Compagnia dell’improvviso à l’Entrepôt, un des lieux incontournables du off où il fait bon réfléchir ensemble et prendre des nouvelles du monde. Et s’émouvoir.
Pour les Européens que nous sommes, migrant rime avec Méditerranée, cette mer devenue linceul pour beaucoup de ceux qui tentent de la traverser, en quête d’un autre pays, d’une autre vie. Si le nombre de migrants a doublé dans le monde au cours de ce dernier quart de siècle, il faut savoir que la zone la plus dangereuse reste la frontière entres les USA et le Mexique. Une sorte d’entonnoir de la mort vers lequel convergent des populations venues de divers pays d’Amérique centrale comme le Honduras, le Salvador ou le Guatemala, lieu de trafics d’êtres humains de violences et de meurtres dont les femmes sont les premières victimes. Ce véritable féminicide a fait l’objet de nombreux récits, notamment dans la région de Ciudad Juarez, la plus criminogène, où sévissent les cartels de la drogue en collusion notoire avec la police de la région.
La journaliste Camilla Panhard est allée à la rencontre des victimes. Au terme d’une dizaine d’années d’enquête, elle en a tiré un récit-témoignage poignant sur le destin de ces femmes, et plus largement de tous ces migrants, au cours d’un périple truffé de dangers auquel nombre d’entre elles ne survivront pas. Cette chronique d’un calvaire annoncé raconte sans concession leur marche vers la liberté ou la mort en une dizaine d’étapes, comme autant de stations qui rythment la pièce de Luca Franceschi, auteur d’un cycle de créations consacrées aux tragédies sociales dans le monde. Beaucoup de pièces du In et du Off soulèvent la question de la représentation de la violence au théâtre, et celle-ci apporte sa contribution au débat. No women’s land ne nous épargne rien des souffrances de toutes ces femmes, mais elles sont ici relatées et non montrées comme cela arrive fréquemment ailleurs avec une complaisance qui place le spectateur en position de voyeur. Ce spectacle contourne en effet ce piège, au-delà de tout pathos, en donnant aux victimes, qui deviennent alors « accus-actrices » de leur destin, une voix, une histoire qui leur restituent une humanité dont leurs bourreaux prétendaient les priver. C’est l’un des nombreux mérites de cette pièce où la recherche documentaire, présente à travers la vidéo, ne fait pas d’ombre au travail théâtral dont l’intelligence et l’émotion sont parfaitement transmises par le jeu de Nora Alberti, Carole Ventura et Daniel Sieteiglesias qu’il faut absolument aller applaudir.

L’Entrepôt à 19h30 jusqu’au 29 juillet.

Kids

Ils s’appellent Camille, Fanny, Lucie, Robin, Lorenzo, Kevin, Wilhem et Thomas, ils sont en passe de se faire un nom avec leur premier spectacle au festival d’Avignon. La plupart d’entre eux étaient sur les bancs de la petite école au moment de la guerre en ex-Yougoslavie. Il se sont ensuite retrouvés sur ceux du Conservatoire de Malakoff et de Clamart, ont fini par former une troupe, la Compagnie Reverii, réunis par la même volonté de défendre un théâtre exigeant, ambitieux et généreux. Leur chemin a croisé celui de l’auteur Fabrice Melquiot dont la parole forte et sans complaisance résonne dans deux pièces consacrées à la guerre dans les Balkans. La première, Le Diable en partage, décrivait les relations entre hommes et femmes en situation de conflit, l’amour entre un serbe et une musulmane. La seconde, Kids, évoque la condition des orphelins de guerre, leur errance, la violence nécessaire à leur survie, leurs galères et l’énergie qu’il faut pour vivre, bouffer, échapper comme on peut aux balles des snipers.
Un champ de ruines et de cadavres, c’est ce qu’il reste du siège de Sarajevo quand s’ouvre la pièce, dans « un monde couvert de patries comme un homme est couvert de plaies » disait Georges Bataille. Quelques faits concrets : 11 5000 civils tués pendant le siège, une guerre qui aura fait un total de 200.000 morts, et près de deux millions de déplacés. Kids montre une bande d’ados organiser leur survie, pas loin du pont de Vrbanja à Sarajevo, lieu d’une bataille historique entre forces des Nations unies et soldats serbes en 1995. Sur la scène, quelques objets hétéroclites, une malle ici, un baril par-là, un tambour, quelques vieilles hardes figurent un campement de fortune. Pas la bonne, la mauvaise. Au sein des Kids, il y a la colère, la peur, la violence nécessaire pour l’exorciser, mais aussi cet instinct grégaire qui incite à la solidarité pour affronter le danger. Et pour rêver ensemble. Les Kids se racontent, leur enfance brisée, la mort de leurs parents, les fantasmes d’une autre vie, ailleurs en Europe. On partage un quignon de pain, une cigarette, un bâton de rouge à lèvres volé, des secrets et une immense envie de vivre. Le temps bascule entre présent et passé, avant et après le siège de la ville, le travail de mise en scène restitue cette multi-temporalité. La musique, les jeux, les chants et les danses des Kids, proches de la transe, déploient les corps comme une bannière pour célébrer la plus vieille de toutes les guerres, celle de la vie contre la mort.
Champ de ruines, certes, mais aussi chant d’amour, ce Kids justement interprété par ces jeunes comédiens nous chamboule, nous frappe en plein cœur comme une balle de sniper. C’est un cri qui dissipe les ténèbres et en appelle à la vie.

Collège de la salle à 20h30 jusqu’au 29 juillet

Ils ne mouraient plus… mais étaient-ils encore vivants ?

Le tango n’est pas la seule spécialité des Argentins. Ils ont aussi un humour noir féroce et décapant qui s’est exprimé à travers les œuvres d’artistes comme Copi, Alfredo Arias ou Manuel Puig. Ils ne mouraient plus… s’inscrit dans cette veine de comédie grinçante qui dissimule derrière le burlesque des situations une réalité souvent dramatique. Le cinéma italien en a lui aussi parfois donné quelques beaux échantillons comme le mémorable Argent de la vieille de Comencini.
La pièce de Daniel Dalmaroni, adaptée et mise en scène par Sophie Gazel montre trois frères et soeurs à court de moyens financiers pour subvenir aux besoins de leur vieille mère, hypocondriaque et quelque peu tyrannique. Ils prennent alors tout simplement la décision de la tuer. Oui mais comment ? Engager un tueur professionnel ? La balancer dans l’escalier ? Lui tordre le cou ? Et lequel d’entre eux va commettre le meurtre ? On assiste aux préparatifs du crime, aux vives discussions de famille qui balancent entre indignation et pragmatisme cynique. Car en filigrane apparaît la question du statut des vieux dans notre société, qui plus est dans une société argentine où les classes moyennes aux abois doivent affronter de graves difficultés financières qui menacent leur quotidien. Subsister pour exister.
Quoi de mieux que le théâtre et le burlesque pour mettre en scène ces situations où l’amour filial est balayé par les contingences matérielles, et avec lui tous les tabous sociétaux. La pièce ressemble à une boule puante envoyée dans le salon de notre humanité pour interroger la dimension civilisée du genre humain. Elle le fait avec une drôlerie extrême qui nous rappelle que l’humour est peut-être l’étape décisive avant la conscience de soi. Freud l’avait théorisé, et les Argentins, qui raffolent de psychanalyse, ne l’oublient jamais.
La pièce est menée à vive allure par de bons comédiens qui rendent parfaitement crédible, on ose dire presque ordinaire, la sombre machination ourdie par la famille. Les situations burlesques s’enchaînent devant un spectateur pris à témoin, partagé entre rire et horreur devant un jeu de massacre qui fait appel aux arts du cirque, en l’occurrence l’intervention d’une contorsionniste, pour transformer le corps de la vieille en objet de tous les outrages, bon pour la casse. On rit franchement, on écarquille les yeux, on s’indigne. Mais il n’est pas interdit de réfléchir un peu aussi devant ce spectacle qui dérange salutairement

Théâtre des Lucioles à 18h50 jusqu’au 29 juillet.

CatégoriesFestivals | Spectacles vivants | Théâtre

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