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Entretien avec Nicolas Bourriaud : « une vision du monde basée sur l’utilité et la rentabilité n’est pas propice au développement de la culture »

5 Juin 2020 | Les interviews

L’Hôtel des collections à rouvert ses portes le 2 juin. Nous les avons franchi pour rencontrer Nicolas Bourriaud. Le directeur du Mo.Co nous a accueilli sur la terrasse du Faune pour nous parler de son confinement, de la crise sanitaire, des enjeux culturels et écologiques à venir, mais aussi des projets du Mo.Co.

Comment s’est passé votre confinement ?

J’ai l’impression que ça a été une grande expérience historique partagée. C’est pour ça que c’est vraiment exceptionnel et marquant. Mais même si ça a été une expérience partagée ça a renvoyé chacun à ses conditions d’existence et à ses ressources disponibles. Ce que je veux dire par là c’est que ça a aussi soulevé les inégalités entre les gens, ceux qui ont des bouquins chez eux, qui ont un capital culturel n’ont pas vécu le confinement de la même manière que ceux qui vivent à plusieurs dans un petit espace. Ça a été un révélateur des conditions d’existence de chacun. Pour ma part j’ai passé beaucoup de temps à lire, à écrire, mais aussi en ligne en visioconférence avec l’équipe de la Métropole et avec celle du Mo.Co, on avait des réunions hebdomadaires qui nous ont permis de rester en contact les uns avec les autres. On a lancé un fil Instagram qui s’appelle Locus Solus, qui est une sorte de carnet de notes, un lieu d’échanges, d’impressions autour de la question de la réclusion, de la solitude de l’artiste. Donc ça a été assez productif. J’en ai aussi profité pour finir un livre qui sortira l’année prochaine qui s’appelle Inclusions esthétiques du capitalocène.

Qu’avez-vous pensé de la gestion de la crise sanitaire dans le domaine culturel ?

C’est un moment d’extrême détresse pour beaucoup d’étudiants, d’auteurs, d’artistes qui ont vu leurs revenus s’effondrer. Sachant que le système des intermittents n’existe pas dans les arts visuels et dans la littérature, donc ça peut être très compliqué pour des créateurs dont les conditions d’existence reposent sur des interventions, des expositions… C’est un problème mondial. Il n’y a pas de solution miracle, mais le soutien de l’État et des collectivités est extrêmement important. On voit qu’aux États-Unis le filet social n’existe quasiment pas, et la situation et bien plus dramatique que dans un pays comme la France qui est un pays dans lequel on bénéficie encore d’une protection sociale relativement efficace. Mais je pense que la culture est le grand oublié des aides. Les réponses données par le gouvernement sont avant tout des réponses logistiques qui concernent la réouverture des salles de spectacle bien davantage qu’un plan culturel. De ce point de vue là il manque sans doute un véritable projet, mais un projet culturel est inséparable d’un projet de société, quand au début des années 1980 on a vu se déployer un vrai plan de structuration des arts visuels sous l’impulsion de Claude Mollard et Jack Lang, ça correspondait aussi à une politique générale. La culture est inséparable des conditions d’existence générales et donc d’une certaine vision du monde. Il est clair qu’une vision du monde basée sur l’utilité et la rentabilité n’est pas une vision du monde propice au développement de la culture et de la constitution d’un véritable projet culturel.

« Il manque sans doute un véritable projet, un projet culturel est inséparable d’un projet de société. »

Inauguration de l’Hôtel des collections en juin 2019.

Cette crise a reflété aussi des problèmes écologiques. Comment la culture peut adapter sa création à ses enjeux ?

Je crois que la conscience écologique gagne énormément de terrain depuis plusieurs années et ça a plusieurs titres. D’abord dans l’imaginaire des artistes. Puis chacun a conscience de son impact sur la planète, de son empreinte carbone. Quand j’étais commissaire de la Biennale d’Istanbul l’année dernière, beaucoup d’artistes ne préféraient pas prendre l’avion pour venir, ce qui était impensable il y a quelques années. Au Mo.Co ça fait depuis l’ouverture de l’Hôtel des collections que nous avons mis en place un véritable plan de transition écologique. Il y a un responsable de cette transition qui est Victor Secretan qui travaille à la fois sur l’École des Beaux-Arts, à la Panacée et à l’Hôtel des collections. Déjà en tant que structure la fusion de ces entités permet une économie d’échelle. Nous organisons aussi une récuperothèque à l’École des Beaux-Arts qui permet aux étudiants de bénéficier de tout ce qui est jeté à la suite des expositions, d’avoir des matériaux qui soient recyclables. On travaille sur la réduction des impressions papiers, sur l’économie d’énergie, et nous avons le projet de créer un jardin potager sur le toit de la Panacée. Nous travaillons à l’hypothèse d’avoir un bâtiment entièrement écologique pour l’École des Beaux-Arts.

Le fait que les grandes expositions soient centralisées sur Paris n’aide pas non plus à la transition écologique. Pensez-vous que développer l’art en Province serait une solution ? Et si oui, comment ?

J’ai tendance à penser que les expositions importantes ne sont pas à Paris. Au contraire à Paris on a une pléthore d’expositions blockbusters, il y a une telle pression de la rentabilité et de la recherche de visiteurs qu’on en oubli le sens de ce qu’on fait. L’exposition Mecaro à l’Hôtel des collections me paraît plus importante que la plupart des expositions à Paris par ses enjeux, par la qualité des œuvres et par son originalité. Le fait qu’à la Métropole on ait une approche qualitative, sans une obsession de la rentabilité nous permet de développer des projets d’une grande qualité. Mais vous avez raison sur la centralisation française, la France est un pays Jacobin et c’est un frein pour le développement culturel en particulier. Je crois beaucoup à une version plus sudiste de la culture et c’est ce à quoi nous essayons de participer avec le Mo.Co.

 » A Paris on a une pléthore d’expositions blockbusters (…) L’exposition Mecaro à l’Hôtel des collections me paraît plus importante que la plupart des expositions à Paris par ses enjeux, par la qualité des œuvres et par son originalité. »

Est-ce que depuis votre arrivée vous avez senti un développement culturel dans le Sud ?

Je pense que la première chose à faire, c’est se décomplexer de la situation. Il y a beaucoup de créateurs et d’artistes qui ont désormais l’opportunité de rester sur leur territoire et de participer à une scène qui est beaucoup plus vivante qu’autrefois. Il y a un réseau de galeries associatives et privées qui est important à Montpellier. Il y a beaucoup de collectifs qui ouvrent des ateliers aujourd’hui. Il y a des gens qui viennent s’installer ici aussi. De Sète à Nîmes, nous avons un territoire qui devient de plus en plus passionnant et attractif. C’est dans ce sens-là que nous sommes en train de travailler sur une convention de partenariat avec le Musée Fabre en termes de communication, d’échange de médiation, nous sommes en train de mettre en place une machine à générer des coopérations. Ces effets se feront sentir sur le long terme dans la région.

Le calendrier des expositions du Mo.Co a-t-il été chamboulé après la crise sanitaire ?

Pas tant que ça. Les deux expositions qui devaient commencer fin juin ont été reportées, la collection africaine qui devait avoir lieu à l’Hôtel des collections sera présentée fin mars et les deux peintres américaines Marylin Minter et Betty Tompkins sera pour l’été prochain. Mais les expositions d’octobre ont été maintenues. Mecaro à l’Hôtel des collections et Permafrost à la Panacée sont prolongées jusqu’à fin septembre. Et début 2021, nous allons réaliser à la Panacée une exposition sur la scène de Montpellier et ses alentours dans un rayon de 100 kilomètres, c’est un clin d’œil à l’autorisation préfectorale des 100 kilomètres, on veut vraiment faire une exposition qui soit un état des lieux de la création dans la région. C’est le moment de soutenir des artistes locaux de matière plus forte et qu’ils se rencontrent.

Nous avons appris le décès de Christo, que pensez-vous de son travail ?

Je n’ai jamais eu l’opportunité de le rencontrer ou de travailler avec lui. Pourtant j’ai bien connu beaucoup de ses amis du groupe des nouveaux réalistes des années 1960. Mais je me souviens quand j’étais étudiant, je suis arrivé à Paris au moment de l’empaquetage du Pont Neuf, qui était une pièce absolument féerique et une grande réussite esthétique. C’était vraiment étonnant. Tout d’un coup c’est comme si le Pont Neuf qui est un objet et un lieu mythique parisien, devenait une sorte d’objet transportable, et ce recouvrement par la toile lui donnait un aspect totalement surréaliste, incongru, totalement déplacé qui était très intéressant. C’était un grand artiste qui a révolutionné l’art par sa manière de travailler.

Recueilli par Thibault Loucheux

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2 Commentaires

  1. CHALAS Yves

    De fait, nulle société n’a autant développé la culture que la nôtre, grâce à l’utilité et à la rentabilité.

    Réponse
  2. Pascal Bauer

    Qu’un artiste ne soit pas guidé par l’utilité et la rentabilité est une évidence. Quoi que ; coté rentabilité, le marché de l’art, reste cependant le Graal de tous les artiste en vue. Pour l’utilité ; l’architecture et le désigne ne sont donc pas des art, et l’expression sociétal et politique n’est pas une utilité…
    Bien sûr, ma lecture est ici trop littérale ; mais quand même !
    Si l’on fait une lecture « globalisante » de ce titre, je m’arrête au titre, car le contenu me semble relativement insipide, il exprime cet affreux dédain du monde de l’art pour toutes autres activités, qui sont pourtant essentielles à l’équilibre d’une société, qui permet à l’art d’exister. Il interdit à une personne, d’être technicien à une heure et cultivé à la minute suivante. Il condamne enfin l’art, car il occulte qu’une œuvre existe lorsqu’elle a un public, et il vaudrait mieux que ce publique soit plus ample que celui des faiseurs de l’art.

    Réponse

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