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Entretien avec Vincent Cunillère : « La lumière du vitrail tente de rendre visible l’invisible »

12 Oct 2023 | Les interviews

D’une discrétion, d’une modestie, et d’une authentique sérénité étonnantes, Vincent Cunillère a franchi il y a 30 ans, le seuil de l’atelier de Pierre Soulages, le lieu où l’artiste est passé maître.Un atelier réellement ou fantasmatiquement impénétrable, qui traduit plus qu’il ne trahit, les ressorts d’une œuvre. Le photographe, de son côté, attend, observe, des heures ou des jours entiers, jusqu’à ce qu’il appréhende ce monde clos, mais ouvert vers le creux des rêves, le noyau de la création, le « secret initial ». Ce qu’il espère surprendre, saisir, c’est cette nécessaire adéquation, cet intime lien fusionnel entre un homme, un artiste et son univers le plus caché, le plus profond, prolongement organique, viscéral, qui se matérialise sous cette « manière de », devenant forme des plus originales, inscrite dans une infinité de sens.
Mis à l’honneur par la Foire méditerranéenne des arts contemporains, où il expose les clichés des vitraux de Pierre Soulages, Vincent Cunillère revient dans cet entretien sur son lien avec le peintre et son travail sur la lumière.

Comment et pourquoi cette rencontre avec Pierre Soulages ? Quel tissage, croisement, entre peinture et photo ?

J’avais fait, c’était une quasi-vocation, des études de photos et travaillé en Haute-Savoie avec des professionnels très pointilleux. La réponse au pourquoi de la rencontre est essentiellement existentielle. Après une rupture douloureuse, je cherchais, j’étais en quête de sens, d’approfondissement, de vérité intérieure, cheminant vers un fort désir de découverte d’un versant de moi tourné vers cet art de la photo. Étant pleinement investi dans cet art visuel, j’avais rencontré le peintre Champieux, une invite à l’exercice de prendre sur le vif un artiste en action. Cette rencontre avec cet artiste m’a orienté vers ce mystérieux objectif, le cas de le dire !

La rencontre avec Pierre Soulages était désirée, attendue.

La première prise de contact, alors que j’étais toutefois inquiet et plein d’interrogations, fut étrangement, des plus faciles, étonnamment fluide. L’accueil de Pierre Soulages à Paris fut chaleureux, assuré dans un accompagnement bienveillant et confiant. J’ai tout de suite éprouvé la Force d’une vraie rencontre, que je n’ai cessé d’approfondir par la suite. Nous n’étions pas amis au sens habituel du terme, dans un vécu anecdotique. Non, il s’agissait d’un autre type de partage, celui d’une espèce de connivence, soulignant une sorte de commune expérience existentielle. Comme un lien naturel, très subtil, d’où naissait un dépassement. Peut-on appeler cela passage vers la transcendance ?

À partir de cette forme de révélation, s’est construit, de mon côté, une dynamique d’acquisition, partant d’un point de convergence jusqu’à l’ouverture à l’autre, développant une capacité à avoir accès à ce que j’ignorais, à persévérer dans la connaissance en découvrant de nouveaux aspects et perspectives. Par des actes progressifs et complexes, j’entrai dans une phase de progrès continu. Pierre Soulages m’encourageait, même dans une façon contemplative, à grandir. En photo, on pourrait appeler cela, révélateur.

Quel regard portiez-vous sur l’œuvre ?

Je me suis laissé attirer, absorber, par ces grands formats qui sont un révélateur, toujours ce terme de photo. Les croisements sont aussi là, toiles mesures d’une rare « efficacité » pour recevoir cette lumière particulière, qui transparaît dans l’ensemble des toiles, une base qui poussant vers le noir, mais somme de couleurs, matière, ne cesse d’éclairer, de donner ampleur et plénitude, dégageant la souveraineté de cet éclair original, particulier, fondateur. À travers cette contemplation, j’ai travaillé avec le plus grand intérêt la complexité, heureux soutien de l’arrêt sur image, immobilité qui peut rassembler l’homme et l’œuvre, avec quelque chose d’une communication, communion, finalement transmuée en nécessité intérieure.

J’ai, dans le spontané et l’inattendu, sous cette lumière imposante de l’œuvre de Soulages, traqué la base sombre qui trouve pourtant sa vibration imposée, dans la somme des couleurs, matière, communication entre signifiant et signifié, sinon communion possible entre l’ici et l’ailleurs (l’au-delà ?).

Comment photographier cela, l’abstrait, la mystérieuse transparence émanant de cette rencontre ?

Soulages ne m’a, c’est exemplaire, donné aucune leçon. Mais la confiance était là. Il était sûr de moi, ce qui non seulement m’obligeait, mais beaucoup mieux, pour le travail et son rendu, m’impliquait. On travaillait par induction. Je me suis consacré à lui, entièrement intégré dans ce fascinant processus créatif qui est aussi découverte de soi. Nous avons évoqué beaucoup de choses. Je buvais sa parole. La photo est un passage secret qui peut non seulement mettre en lien deux arts mais symboliquement peut se faire passage en éternité dans sa forme surgissement /arrêt sur image. Photographier l’abstrait, c’est partager le réel comme mystère et présence, traversé du désir de dévoiler. Soulages est un peintre métaphysique dans sa tentation de capter, rendre visible ce qui ne peut se voir.

Les vitraux de Conques participent de cette expérience : saisissement de la transparence et de la lumière ?

À la base, l’abbatiale était vide. Il y avait des baies immenses. On était dans le roman pas encore dans le gothique. Il y avait juste du vélin pour laisser passer la lumière. Les vitraux ont été créé pour laisser entrer pleinement la lumière. Lui laisser place. C’est Pierre Soulages qui a tiré le verre blanc fait le calibrage des billes pour faire varier en douceur la teneur lumineuse. Quand on est à l’extérieur, ce sont les seuls vitraux au monde que l’on voit. Il a fait un vitrail positif négatif de la lumière. Il a joué sur le contraste. À l’extérieur, le verre est brillant, sans nécessité de nettoyage. A l’intérieur, il doit être sans reflet. Dans la tête de Soulages, la couleur doit arriver normalement. En hiver la lumière est faible. Il semble qu’il ne se passe pas grand-chose, mais petit à petit, tout change, le soleil dore le spectre. Le côté bleu arrive ensuite à l’ombre. Puis les deux couleurs se réchauffent jusqu’à la disparition du bleu. Le soir avec moins d’intensité, on entre dans la subtilité. Il y a un changement avec la réflexion de la tour. Il faut avoir envie de découvrir un autre monde pour se laisser pénétrer par cette profonde perception.Mais il faut prendre le temps, attendre que les couleurs naissent et s’éteignent.

Je me suis ainsi engagé dans cette voie infinie car c’est la lumière qui guide vers l’infini. Rappelons que les églises sont orientée est-ouest. Toute la spiritualité tourne autour de la lumière et Soulages a eu un tel besoin de mettre la lumière en valeur ! Quant à moi, j’étais dans la position d’un apprenti et Soulages me demandait, quelle surprise et quel honneur, d’aller à Conques, faire les photos des vitraux de l’abbaye.

C’était, tout de même, une sacrée, c’est le cas de le dire, responsabilité. J’ai beaucoup appris, mis en pratique cette proposition de Soulages, « regarder avec les yeux plutôt qu’avec les idées ». La lumière du vitrail tente de rendre visible l’invisible. Le vitrail est le lieu par excellence où la matière se fait transparence. J’étais allé à Conques pendant un mois, observant la rotation de la lumière au cours de la journée qui donnait aux vitraux de multiples teintes en fonction de la position de soleil. Le vitrail capte parfaitement l’atmosphère, la luminescence, les vibrations naturelles.

Soulages a ressenti mon attachement à ces essentiels détails qui donnent toute la profondeur et la puissance. À la fin de ce mois autour des vitraux, très pénétré par les paroles de l’artiste, son discours sur l’histoire , l’esprit du Moyen âge et la vision de cette transparence tout au long des journées, Soulages m’a déclaré « c’est vous qui faites le bouquin ». Ensuite, le Magazine Match m’a appelé. La qualité de mes photos, je n’en ai pas fait beaucoup, a été en lien avec une recherche spirituelle. J’ai abordé le numérique en augmentant la qualité de reproduction. Soulages était présent. Je faisais la photo, je lui amenais un tirage et il corrigeait si besoin. Le livre est sorti fin mars, au bout de trois mois avec les photos artistiques dont il était satisfait. On voit, c’est fascinant, l’embrasement, le scintillement du vitrail. Tout cela a un sens et lorsque l’on se trouve sous l’ombre tutélaire d’un artiste de cette hauteur, la subtilité du moindre détail apparaît dans sa majesté. Avec le numérique, la plage d’erreur pourrait être importante mais je peux affirmer qu’il n’y a qu’une bonne prise. Il ne s’agit que de justesse. La photo qui est bonne, non seulement on la voit, mais on la ressent. En tauromachie, on appelle cela le duende. Pour moi, la qualité ne doit pas se gérer. Ne pas savoir, c’est pénétrer le mystère de la subjectivité et l’art est fait de tout cela. L’imperfection est intéressante et enrichissante. Le travail extraordinaire sur la lumière des vitraux de Conques est passé par un tâtonnement inspiré, un cheminement vers une transparence qui semblait aussi porter son existence, une spiritualité jaillie du fond des âges.

 

Propos recueillis par Marijo Latorre

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