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Sélection Avignon Off. Chronique 4

21 Juil 2023 | Festivals, Spectacles vivants, Théâtre, Vaucluse

Frankenstein, le cabaret des âmes perdues

Par une nuit de cauchemar, un monstre se prépare à naître, Frankenstein, inspiré par un mauvais rêve à l’écrivaine anglaise Mary Shelley. D’abord lancé comme une sorte de défi littéraire – écrire une histoire qui fait peur – à son cercle d’amis parmi lesquels le poète Byron. Fille d’un philosophe utopiste et d’une anarchiste, elle osera quelques années plus tard un acte féministe fort, en 1831, en revendiquant officiellement la maternité du livre écrit alors qu’elle avait 18 ans et qu’elle venait de perdre un enfant. Pas question pour une femme de publier des livres, entre autres prohibitions en vigueur dans la très victorienne et puritaine Albion de l’époque. C’est à la fois son histoire et celle du monstre né de son imagination que nous relate ce spectacle de la Cie Miranda, écrit et mis en scène par Thierry Surace dont le parti pris de nous intéresser à l’environnement psychologique de la génitrice de Frankenstein tout en collant à l’intrigue fonctionne parfaitement. Les événements y sont relatés par un narrateur-chanteur-conteur fringué comme un croquemitaine qui semble tirer les personnages de son haut de forme comme des lapins pour nous les présenter. Dans cette galerie de portraits, une cartomancienne prophète de malheur, le docteur Frankenstein, savant obsédé par le pouvoir de redonner vie à ce qui n’est qu’un assemblage de membres et d’organes de cadavres, puis sa fiancée Elisabeth qui ne parvient pas à le détourner de ses obsessions, sans oublier un impayable duo de malfrats voleurs de cadavres Et bien sûr la créature elle-même qui va se retourner contre son créateur. Le tout compose une version originale de Frankenstein qui ne manque pas de questionner la monstruosité de manière contemporaine, avec cette créature qui symbolise tous les rejets de la société contre l’autre différent, marginal, étranger, tout en nous immergeant dans la société anglaise de l’époque, ses mœurs et ses tabous, avec son idéal de progrès aux prises avec le conservatisme ambiant.  Le livre de Marie Shelley est encore considéré aujourd’hui comme l’un des fleurons de la littérature romantique et la compagnie niçoise en restitue les miroitements avec un remarquable travail du décor, des costumes et de la lumière qui donnent à la pièce une atmosphère fantastique fidèle à l’esprit du roman. Les chansons de Yanowski et la musique qui empruntent au cabaret brechtien (le spectacle est aussi titré Le cabaret des âmes perdues), tout comme le jeu de six excellents comédiens signent un spectacle esthétiquement impeccable. Un très beau travail de troupe qui procure le plaisir d’un théâtre à la fois populaire et exigeant.

7 au 26 juillet à 14h Théâtre du Balcon

Luis Armengol

Kessel

L’homme et la légende réunis sur scène pour ce Kessel mis en scène par Mathieu Rannou et joué par Frank Desmedt qui endosse le costume de l’écrivain-aventurier. Il lui va. Avec au compteur quatre-vingts romans, deux guerres, soixante ans de journalisme et quatre-vingts d’existence, Kessel, voyageur infatigable du monde et de lui-même, construisit une œuvre qui contient toute l’horreur et la grandeur du XXe siècle. Il demeure l’archétype de l’écrivain-reporter qui chasse son gibier dans l’histoire immédiate pour la transformer en matière journalistique ou romanesque. Il aimait les champs de bataille autant que les mondanités, le fracas des armes et celui des verres qu’on brise au cours d’une grande beuverie, capable de se transporter d’un pays en guerre où il était en première ligne jusqu’aux salons feutrés de l’Académie française dont il portait l’habit vert. Mieux que quiconque, il a su débusquer dans les situations les plus désespérées la fraternité des hommes, leur grandeur dans le combat : « L’humanité ne vaut pas cher mais j’aime les hommes. » Dans la Résistance, Il composera le Chant des partisans avec son neveu Maurice Druon, un hymne à la révolte et au combat. « J’étais heureux à la guerre » avoue-t-il en pensant au maquis. On retrouve dans ce spectacle toutes les facettes du personnage flamboyant : noceur, bagarreur et flambeur, intrépide et mondain, mais également fils attentionné et frère dévasté par le suicide de son ainé Lazare, amant passionné et fou de journalisme sous l’œil paternel de Pierre Lazareff, immense figure tutélaire du monde de la presse qui guida ses premiers pas à France-Soir. On est ici dans les pas de Kessel pour le suivre dans son reportage en Ethiopie sur la route des esclaves en compagnie du grand aventurier Henry de Monfreid, en Irlande avec le Sinn Fein comme en Afrique ou en Asie et jusqu’en Afghanistan où il effectuera son premier reportage filmé. Outre son élégante scénographie, l’une des réussites du spectacle est d’éviter la révérence au grand homme, le portrait hagiographique vite énervant, pour nous livrer celui d’un homme proche de nous avec ses fêlures et ses errances. Difficile d’incarner le mythe, mais l’interprétation de Frank Desmedt bouillonne d’énergie sans jamais négliger la nuance et c’est un régal.

7 au 29 juillet à 15h55 à Théâtre Actuel

L.A.

Dolores

Cruel destin que celui de Sylvin Rubinstein et sa sœur jumelle Maria, d’abord promis à un avenir de danseurs de flamenco dans la Pologne des années 30, puis rattrapés par les armées nazies qui les enferment dans le ghetto de Varsovie. Maria et sa mère mourront dans un camp de concentration tandis que le frère fera du reste de sa vie une longue vengeance contre les persécuteurs. Son nom de guerre, Dolorès, est celui que sa sœur portait à la scène, il sera donc danseur, travesti, saboteur et tueur de nazis allié à un officier allemand de la Wehrmacht qui détestait Hitler et ses sbires. On marche à fond dans cet incroyable récit pourtant vrai car Sylvin Rubinstein a bel et bien existé, comme l’a raconté le journaliste allemand Kuno Kruse, ancien reporter au magazine Stern et auteur de la biographie Dolores et Imperio. Danseur de flamenco à la retraite, Rubinstein était connu dans le quartier rouge de Hambourg sous le nom de scène de «Dolores» et d’«Imperia Dolorita». Travesti en femme et vêtu d’exubérantes robes de flamenco, il se produisit pendant plusieurs décennies dans les bars et les discothèques du quartier connu pour sa clientèle de marins en goguette. Nés à Moscou en 1914 des amours d’un duc russe et d’une danseuse juive, Sylvin et sa sœur jumelle Maria avaient fui en Pologne avec leur mère en 1917. Excellant dans le flamenco, ils ne tardèrent pas à se produire, sous les noms de scène d’Imperio et Dolores, sur les plus grandes scènes d’Europe, de Varsovie à Londres, de Budapest à Paris mais aussi à Berlin où les lois antisémites des nazis allaient interdire la scène aux artistes juifs dans tout le pays. De retour en Pologne, ils furent rattrapés par l’histoire.

D’une impeccable dramaturgie, emmené par le rythme du texte écrit par Yann Guillon et Stéphane Laporte et par la mise en scène de Virginie Lemoine, Dolores nous transporte de situation en situation, d’un estaminet berlinois au ghetto de Varsovie en passant par des planques successives des fugitifs. L’histoire est intense, au cœur d’un monde sans cœur, d’une catastrophe qui transcende les êtres ou les réduit à néant.  C’est justice de citer tous les noms des artistes, comédiens, danseurs et chanteur, tous excellents, qui nous embarquent dans cette épopée où la joie est l’antidote de la tragédie : Olivier Sitruk, François Feroleto, Joséphine Thoby, Sharon Sultan (Maria, danseuse), Ruben Molina (Syl­vin, danseur),Cristo Cortès et Dani Barba.

7 au 29 juillet à 17h35 à Théâtre Actuel.

L.A.

A l’Ouest

L’histoire d’une fratrie qui décide de se réinstaller dans la maison familiale après le décès des parents. Pour retisser le lien, par solidarité aussi car la plupart sont au chômage et que c’est plus facile ainsi, par amour tout simplement. On a vite fait de rentrer dans le jeu et dans les jeux d’Elisa, Esther, Yann, Stéphane et Hugo qui revivent un peu leur enfance et la prolongent tout en étant aux prises avec leurs destins d’adultes. Un voisin, Marc, va se fondre dans le cercle, sa présence révélant chez les autres certains aspects de leur personnalité plus ou moins bien assumés. Un peu à l’Ouest, comme le dit le nom du spectacle. Le jour où Elisa annonce qu’elle s’en va car elle a trouvé un travail dans une autre ville, la belle harmonie du groupe vole en éclats. Hugo, qui n’a de cesse d’enregistrer sur un magnétophone à bande tous les moments heureux passés ensemble pour en conserver la trace de manière quasi obsessionnelle, met le feu à la maison pour « arracher le poids des générations qui sommeillent en nous » et provoque involontairement la mort de deux d’entre eux. L’histoire toute simple s’effondrerait vite comme un château de cartes, ou une maison qui a brûlé, mais il y a cette énergie de jeu d’un collectif talentueux, la troupe rennaise Bajour, qui la porte de bout en bout, nous rend chaque personnage attachant. On passe du rire aux larmes, conquis par la riche palette émotionnelle de chacun des comédiens, la drôlerie et la vive intelligence d’une écriture collective qui imprime son rythme au spectacle et aiguise en permanence l’intérêt du spectateur.

7 au 24 juillet à 11h20 à la Manufacture (Patinoire)

L.A.

Blockbuster

On a l’impression de pénétrer à l’intérieur d’une boutique de brocanteur en découvrant le décor de Blockbuster. Pourtant on va vite découvrir que la plupart des objets hétéroclites présents dans ce bric-à-brac ont chacun leur utilité. A partir d’un montage d’extraits de films (1 400 plans tirés de 160 superproductions hollywoodiennes) projetés sur un écran au-dessus de la scène, trois comédiens bruiteurs et deux musiciens vont composer la bande sonore et les dialogues d’un film qui dénonce les travers du capitalisme sauvage : soif de profit, casse sociale, mépris des salariés, évasion fiscale, mensonges et manipulations, avec leur pendant de grèves et manifestations, d’émeutes et de répressions. Toute ressemblance avec l’actualité n’est absolument pas fortuite bien entendu. Le trailer du film pourrait être le suivant : le milliardaire Michael Douglas veut faire adopter des mesures d’austérité par le gouvernement incarné par Barbara Mawdsley (l’actrice qui joue M dans les James Bond), tandis que Julia Roberts, qui veut faire éclater la vérité, est poursuivie par un tueur, Stallone, qui entasse sur son chemin les victimes collatérales. S’invitent à l’écran d’autres stars d’Hollywood, les Pierce Brosnan, de Niro, Al Pacino et autres Brad Pit enrôlés de force dans ce pot-pourri cinématographique sur fond de pots de vin et autres magouilles de la finance internationale. Un brûlot drôle et décapant qui n’est pas sans rappeler les détournements de films situationnistes dans les années 70, avec notamment le cultissime La dialectique peut casser des briques qui inaugura une série de films d’arts martiaux dont les dialogues étaient réécrits dans la prose révolutionnaire de l’époque. Les artistes belges du Collectif Mensuel cartoone dans le Off avec ce délirant Blockbuster qui mêle joyeusement théâtre, cinéma et rock’n’roll.

7 au 24 juillet à 17h25 à la Manufacture (Patinoire)

L.A.

L’aéroport

Une salle d’attente d’un aéroport la nuit, coin VIP, lampes cosy et canapés profonds pour accueillir les voyageurs en transit. Dans leurs destinations comme parfois dans leurs vies intimes. Un homme et une femme s’y posent le temps d’une tempête de neige, alors que leur vol vient d’être retardé. Lui veut nouer la conversation, il a l’air un peu beauf et dragueur, elle est plutôt rétive et méfiante, pas très sympa et plutôt cassante à vrai dire. Une autre tempête va se former, celles des émotions et des sentiments qui vont naître au cours d’une nuit de confidences au cours de laquelle ils s’apprivoisent, se confient, révèlent leurs blessures respectives, se rapprochent et tombent l’un dans l’autre comme dans un piège. Cet huis-clos d’aéroport exacerbe les rapports fantasmés, avec les aveux les plus intimes qu’on ne peut faire qu’à une personne étrangère car on sait qu’on la reverra jamais. Une escale dans la vie, une histoire d’amour en passant à l’issue de laquelle les deux personnages vont continuer leur route chacun de son côté, flanqués de leurs bagages à roulettes et de leurs valises existentielles lestées de souvenir plus ou moins heureux. L’aéroport peine un peu à décoller mais on suit avec plaisir ce marivaudage touchant grâce au jeu des comédiens et au lyrisme d’un texte qui fait mouche souvent. Il y a parfois des comédies sur un quai de gare, du nom d’une pièce (S. Benchetrit) qui connut un grand succès il y a une vingtaine d’années, il y en a aussi dans les aéroports. Celle-ci est signée Philippe Beheydt qui interprète le rôle du voyageur aux côtés de Laura Favier, deux acteurs convaincants qui réussissent à nous intéresser à ce qui paraissait une banale bluette et qui nous font aimer cette histoire simple tellement compliquée comme toutes les histoires d’amour.

7 au 28 juillet à 19h35 à Présence Pasteur

L.A.

CatégoriesFestivals | Spectacles vivants | Théâtre | Vaucluse

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