La disparition de l’auteur de Fous de Feria et de La cape de Mandrake, en ce début de mois d’avril, a frappé de stupeur tous ceux qui suivaient de près sa production littéraire, l’une des toutes meilleures de notre temps. Deux semaines plus tard était publié Au diable Vauvert, ce « dernier livre », dont cette présentation doit être lue comme un hommage, posthume malheureusement.
HERCULES 59, LE « DERNIER » ROMAN D’ANTOINE MARTIN
On a tous dans le cœur… Vous connaissez la chanson. Comme dans certains vieux films italiens, un petit village, quelque part en France, et son cinéma d’avant les multiplexes. Il n’en fallut pas plus à Antoine Martin pour se livrer, tel Joyce et son Ulysse, à une réécriture ô combien enlevée et beaucoup plus drôle, des 12 travaux d’Hercule, titre du film programmé un soir de 1959, à la veille des sixties. Ce roman, s’escrime ainsi à imaginer les 12 exploits entrepris (ou pas), à leur insu, par ces héros du quotidien que sont ici un employé municipal préposé aux fontaines, là un facteur communiste terrassant un curé taurin, ou une veuve en lutte contre de sales pigeons, un camionneur polonais dépannant providentiellement un grand footballeur, le sanglier des Ardennes; un mercier profane qui voudrait placer une antenne de radio sur la peau lisse de sa voiture neuve, un lycéen épris de vitesse, une coiffeuse sur le point à céder à ses tentations, un charbonnier ténébreux qui venge ses confères chevaux, une femme de ménage, j’en passe et des meilleures encore… Le prétexte en est une séance de ciné, avec Steve Reeves, dans un péplum vantant les exploits de l’antique héros et ce sont ainsi 12 personnages, ou quasiment, qui se retrouvent embarqués dans une épopée du quotidien. Elle témoigne du sens aigu de l’observation caractérisant cet écrivain qui rend ainsi hommage aux films de série B, équivalent de la forme courte de la nouvelle où il excelle. L’atmosphère des années 50-60 est reconstituée, avec ses guerres coloniales, ses petits commerces ruraux, ses Compagnons de la chanson, ses 403 Peugeot, ses marchands de tapis (Atlas revisité) et ses chiottes à la turque.
Ce livre est en fait découpé en 14 chapitres : les 12 histoires, mythiques, de supposés spectateurs ponctuels, triés sur le volet, se voyant encadrées d’un prologue et épilogue. Les personnages se retrouvent d’un épisode l’autre, le village et son idiot servant de cadre spatial à des aventures qui relèvent de la Plus Petite Epopée Possible, genre réinventé déjà par Antoine Martin dans son Histoire de l’Humanité (Climats puis Au Diable Vauvert) où le français moyen (vous, moi, l’auteur) se trouve confronté à des problèmes insurmontables de cumulus de redevance ou de joint de culasse. Chacun est, à sa façon, un Hercule – d’où le pluriel du titre – triomphant du géant aux trois corps, rapportant les pommes d’or du jardin des Hespérides, liquidant l’hydre de Lerne etc. En plus modestement humain. Le style est enjoué, communicatif, emportant la sympathie car chacun y reconnaîtra les siens. Antoine Martin ne rate pas une occasion d’exploiter un bon mot, de mobiliser ses références amusantes et de faire de ses lecteurs les complices de ses facéties diverses. On demeure toujours l’enfant que l’on a été et que fut Antoine Martin à l’époque des événements, fictifs, relatés. La langue est celle de tous les jours, ce qui n’interdit pas de recourir avec ironie à quelque expression savante. Un épisode terminé, nous avons hâte d’en lire un autre, un peu comme dans les séries actuellement à la mode, dont on peut trouver l’origine justement dans ces films de série B (Combien sur Hercule ? Tarzan ou Lammy Caution, au crépuscule des fifties ?). Et l’auteur de déployer des trésors d’imagination pour connecter ses personnages médiocres à la mythologie des demi-dieux. Quelques récits recourent au fantastique, notamment celui des trois monstrueuses sœurs et des trois jumeaux surdoués, auxquels est confronté le couple du fondé de pouvoir Dondedieu, le bien nommé. Ou celui du vieux prof solitaire qui flirte avec les ombres infernales de la folie, rebaptisée d’un nom plus propre, pour les besoins de la science. Mais c’est toujours l’humour qui triomphe (« Et pour la coiffeuse, eh ben tant pis, ce serait ceinture », celle d’Hippolyte, reine des amazones). L’humour c’est ce qui tient le désespoir à distance.
Rares sont les auteurs capables de nous dérider, en ces périodes de délation tous azimuts, de dramatisation permanente et de claustration forcée. L’auteur déploie des dons satiriques hors du commun, mais non sans tendresse pour cette humanité si imparfaite, laquelle n’évolue pourtant pas dans un univers illusoire de carton-pâte : au contraire, nous sommes plongés dans la réalité brute, avec ses échecs, ses abandons et ses renoncements. Ses colères aussi parfois. Des personnages sans qualité qui s’avéraient en quête d’un auteur. Ils doivent être bien orphelins à présent de cet écrivain attachant et d’esprit si jeune encore, qui vient de nous quitter, non sans avoir esquissé, dans son livre, une double descente aux enfers, la première, d’un souffre-douleur nommé pas pour rien, Monzob. Comme un doigt d’honneur à la connerie, et à cette suprême connerie qu’est la mort qui n’épargne guère les « innocents » (du village). Mais qui n’affecte pas les héros heureusement et, grâce à eux, les auteurs qui ont su leur donner la vie et qui demeurent dans la mémoire des hommes.
BTN
Hercules 59, roman, Au diable Vauvert. 380 pages.
Plus d’informations : audiable.com
J’aurais bien aimé avoir cette revue où vous parlez de l’auteur avec votre bienveillance et votre amitié.