Depuis la revue Textuerre et ses années montpelliéraines, Anne-Marie Jeanjean aura passé son existence littéraire à interroger la poésie par le biais du son et de l’image acoustique que les lettres renvoient. La dimension visuelle dans sa production est primordiale et l’on peut même dire que c’est par là qu’elle a participé à une modification des lois du genre et que ses différents recueils se distinguent de la poésie en général. Ainsi de ce nouvel ouvrage, paru chez L’Harmattan et intitulé Dans les yeux de Zazz’, dans lesquels on peut sans doute découvrir une allusion à l’héroïne de Queneau, dont on reconnaît tant la gouaille que l’accent particulier de titi parisien.
Anne-Marie Jeanjean pourrait en tout cas revendiquer la célèbre formule de l’auteur des Ziaux mais en l’inversant : « Y’a pas que l’art, y’a aussi la rigolade », tellement elle a mis d’humour à deux des trois sections qui constituent le livre. Si la première en effet montre l’écrivaine, ou plutôt sa jeune et espiègle double en ces pages, en butte avec les mots (Lâch’ Tes mots… /Mais MOI j’y TIENS à MES mots), la seconde nous la montre déchaînée et pratiquant la contrainte oulipienne à partir de toutes les homéotéleutes et autres procédés sonores virtuellement concevables. Ce qui nous rapproche de chantefables d’un Desnos par exemple, ou plus récemment de L’arbre à palabres de Régine Detambel. Ainsi ses variations sur la voyelle a comme papa, sur la consonne z comme zébu ou f comme un fantôme de Finlande sur un sofa (etc.) nous plongent-ils, avec une certaine délectation, dans l’enfance des mots. Des mots en liberté et s’appuyant sur le hasard des sons pour produire du sens (Assise sur la banquise/l’exquise/Marquise/arrangeait sa chemise…).
Voilà pour les sons. Pourtant, une fois passé la rigolade l’intérêt du livre se trouve ailleurs. Chaque double page est pensée comme un diptyque. À gauche, le texte brut dans sa verticalité. Mais à gauche le même texte est soumis à un exercice visuel d’une qualité picturale indéniable, de sorte que l’apport expressif de la mise en forme saute aux yeux. Les yeux de Zazz’ mentionnés dans le titre. Et que l’on découvre toutes les possibilités des variations typographiques, des collages audacieux, des escapades hors de l’horizontalité de la ligne textuelle, et plein de petites inventions encore qui ajoutent des tas d’effets de sens, souvent empruntés à divers langages : au calligramme, sans doute à la calligraphie extrême-orientale, mais aussi à la danse, aux recettes, à la pub et à tous ceux que le mot, dans sa matérialité suggère. Dans son signifiant comme dans son signifié. La troisième section du livre est plus sobre. Elle fait penser au paysagisme des succincts haïkus (Éventails verts du palmier/Sous de pâles rayons/aux larmes de neige). L’expérimentation de la page de droite n’en est que plus inventive et prospective. Toutes les ressources sont mises au service d’une nouvelle interprétation que le simple poème ne pouvait laisser supposer.
On ressort de ce recueil tout ébaubi. Anne-Marie Jeanjean est manifestement en train d’orienter la poésie contemporaine en lui rajoutant, de manière plus systématique encore et avec le recul de cent années de poésie conceptuelle, un stupéfiant-image qui ne soit pas surréaliste, mais d’un réalisme ludique qui fait que les mots se lâchent, s’émancipent de leur fonction restrictive, revendiquent leur statut de mots (et pas seulement de moyen de communication). Son recueil se déguste visuellement comme du petit lait. Aux deux lectures qu’elle propose de chacun de ses poèmes, il faut ajouter la synthèse dialectique qu’opère la lecture, et qui peut déboucher sur de nouvelles propositions. Dans les yeux de Zazz’ a donc également un rôle incitatif et laisse la porte ouverte à de nouvelles variations sur le même thème. Comme dans le jazz’. Avec l’accent…
BTN
Levée d’encre, L’Harmattan, 102 pages.