« Dans la mare ai cage », disait la grenouille de Jean-Pierre Brisset, cité par Breton dans son Anthologie de l’humour noir. C’est dans les marécages en effet que trouve cage et refuge une Lolita malmenée doublée d’une Zazie précoce, affublée de ce surnom batracien. Là où vit une fratrie à trois têtes, celle d’un vénérable vétéran désabusé, celle d’un immense autiste protecteur, celle d’un humaniste impénitent féru de Délivrance.
Nous sommes dans trente ans. En ce temps-là, l’on pourra se faire pomper les données par une sublime Rolex Relax de robot en voie de mutation, un poisson pilote vous empoisonnera la vie cérébrale de son surmoi incessant et les cabines jaunes serviront d’antichambre de la mort aux assassins comme aux innocents, exécutés par de cyniques parieurs. Avec ce nouveau roman des plus noirs, Serguei Dounovetz se lance dans l’anticipation et comme les gens heureux n’ont pas d’histoires, le monde qu’il nous propose brille par son caractère violent, impitoyable gangréné par les maffias et la cupidité généralisée. Les personnages principaux sont tous très attachants, à l’inverse des nombreux pourris et sadiques qu’ils croisent sur leur chemin et qui ne font pas en général long feu, de sorte qu’ils méritent leur sort de fiction. Dans les marais camarguais ou dans les faubourgs devenus invivables, de véritables jungles, les péripéties s’enchainent montrant l’attachement des trois frères à des sentiments qui semblent ne plus avoir cours par ailleurs. On est donc pris par le flot d’événements les plus paradoxaux que l’auteur imagine avec une conscience aiguë des lois du genre, et qui veulent que l’on n’a pas le droit de s’endormir sur ses lauriers, chaque chapitre apportant son lot de surprises et de révélations – et de liquidations si je puis dire (Et on tuera tous les affreux). Une exigence de pureté se fait jour dans cet univers corrompu qui n’est pourtant que la forme à peine poussée à l’extrême de celui qui se profile à l’horizon de nos inquiétudes et angoisses. Le passé n’est pas plus reluisant, fait de trahisons et de références on ne peut plus éloquentes aux exactions antérieures.
Reste l’avenir, incarné par une petite Jeanne méridionale, une ado surdouée et meurtrie par la vie mais qui personnifie à elle seule l’intelligence et le refus des compromissions. La fin réserve une surprise de taille, qui marque un tournant dans la production de Dounovetz qui conçoit en général de ses héros des sortes de doubles idéaux du Moi, invincibles et terriblement sûrs d’eux. Le style est truculent : on ne saurait faire du Proust dans ce genre d’ouvrage qui se lit certes avec le plaisir de la découverte mais aussi avec un certain intérêt pour une vision de l’avenir qui ne manque pas de s’avérer des plus inquiétantes, d’autant qu’elle n’est pas si invraisemblable que cela. Bref on se délecte, si l’on joue le jeu. Ajoutons la cerise sur le gâteau : le fait que l’action se passe près de chez nous, autour du Clapas et dans les marais de Camargue, où il est encore possible de vivre en autarcie, sans s’enliser dans les relations fausses et tarifées. Un pavé de 400 pages mais que l’on quitte à regret.
BTN
Marécages, de Serguei Dounovetz (Eds Balland)