« Nous, l’Europe, banquet des peuples » de Laurent Gaudé mis en scène par Roland Auzet restera sans doute comme l’un des meilleurs moments du festival d’Avignon 2019. Un spectacle qui aurait bien mérité la Cour d’Honneur, sans faire injure à « Architecture » de Pascal Rambert qui a eu parfois des accents de tragédie classique grâce à l’excellence de ses comédiens avant tout. Rambert s’attache à décrire la déliquescence d’une grande famille viennoise dans la première moitié du 20ème siècle, rongée par des drames personnels augmentés des convulsions de l’histoire, ce qui ne va pas sans référence aux « Damnés » mis en scène dans cette même Cour d’honneur en 2016 par Ivo Van Hove. « Nous, l’Europe, banquet des peuples » est une réflexion plus ample et généreuse sur le désir d’Europe, cet impossible nécessaire auquel on croit de moins en moins par manque de récit et donc de désir. « Depuis quelque temps, l’Europe semble avoir oublié qu’elle est la fille de l’épopée et de l’utopie », écrit Gaudé qui énonce clairement sa volonté d’élaborer ce récit.
Dans son poème, magnifique, porté par onze artistes de diverses nationalités flanqués d’un chœur d’amateurs composé d’enfants, de femmes et d’hommes de tous âges, il donne corps et chair à l’idée européenne, « pour dire ce que nous voulons être » dans cette utopie en construction. Sans occulter les tares originelles et les dévoiements en cours de route, il appelle à une citoyenneté européenne commune qui préfère au confort de la foule vociférante le courage de faire peuple. D’une richesse inouïe, et il faut saluer le talent du metteur en scène Roland Auzet, le spectacle enjambe les grandes périodes, évoque les colonisations, la Première guerre mondiale, la première locomotive, Prague et mai 68, la Shoah, le mur de Berlin – le décor est lui-même un grand mur qui barre la cour du Lycée Saint-Joseph – les attentats de 2015, le sort des migrants. L’histoire accoucheuse de violence, d’où émerge pourtant quelques grandes figures qui la réhabilitent, et surtout des femmes et des hommes accrochés à cette vieille lune, l’Europe, comme à une bouée. Le tout sur un fond musical qui va du métal d’une rockeuse allemande, la formidable Karoline Rose, au chant délicat d’un contre-ténor brésilien, Rodrigo Ferreira, dont les sonorités illuminent la nuit avignonnaise. Un spectacle total, totalement réussi.
Laurent Gaudé ne manque pas d’invoquer quelques grandes figures tutélaires, dont celle de Camus, européen combattif, qui écrivait : « Notre Europe est une aventure que nous continuerons de faire, malgré vous, dans le vent de l’intelligence. » « Nous, l’Europe, banquet des peuples » fait se lever ce vent dans la cour du Lycée Saint-Joseph où le public est debout pour saluer les acteurs et n’hésite pas à répondre à leur invitation à les rejoindre sur scène, dans un de ces grands moments avignonnais pour longtemps gravés dans la mémoire des festivaliers.