L’âme résonne, l’esprit déraisonne
Saïgon, la pièce récemment donnée au magnifique Domaine d’O, à Montpellier, propose une remontée de l’histoire du Viêt Nam, au travers de l’évènement décolonisateur de l’Indochine et des destins individuels pris dans le maelström de cette grande histoire. Souffrance non criante, exprimée de manière souterraine, pudique. Un silence assourdissant, lorsque l’on sait la cruauté, les déchirures (il faut lire les mémoires de Dith Pran) que les vietnamiens ont héroïquement supporté.
L’histoire que raconte Caroline Guiela Nguyen et qu’elle met en scène de manière polyphonique (11 comédiens font tour à tour leur entrée sur le plateau), se joue entre deux dates : 1956 à Saïgon, lorsque les derniers français quittent la ville, et 1996 à Paris, date d’autorisation de possible retour au pays natal. Sinistrose et tristesse envahissent la scène, un restaurant au décor, comme souvent kitsch, où se croisent des Français, militaires et civils de retour au pays, des Vietnamiens forcés à l’exil en France, ou les échos lointains de la reconstruction et de la modernisation. Parfaite mise en perspective, dans un décor qui fait lien et liant, malgré les ruptures chronologiques. Le temps passe, mais les incompréhensions et les douleurs restent, comme collées aux murs et aux tables qui ne sont pas toujours à la fête. L’abandon et la mort affichent présence. Pourtant en cuisine, l’excellente Marie-Antoinette (mention spéciale pour son jeu), affiche, elle, tonicité et joie de vivre qui cherche, en vain, à trouver client. Sa capacité de résilience en est d’autant plus émouvante !
Atypique lieu de vie et de partage, qui est imprégné du témoignage de ces nombreuses vies, brisées, perdues, béantes, arrachées, et toujours questionnantes. Le spectateur ne peut que suivre et vivre ces départs et installations à la va-vite, les fêtes et anniversaires qui n’en sont pas, car traversés par l’illusion et le mensonge. Les moments de bonheur restent laborieux, comme plaqués sur un terrain miné, creusé par les séparations et la perte d’identité. Le jeu sur l’accent, joli susseyement signant l’appartenance, tout en accentuant le décalage, la désillusion de l’intégration. Le spectateur ne peut que partager le drame, qui bien que montré sous forme introvertie, sans colère, ni rage, fait aussi la démonstration que ce contrôle, n’ôte rien au travail de sape, à la destruction vécue à l’intérieur. On chante les chansons d’époque dans le karaoké aux lumières blafardes, mais la voix n’y est pas, alors que les chansons, en revanche, révèlent la mélancolie.
Impossible catharsis : la douleur, la blessure ne sont qu’épreuves, incommunicabilité y compris pour la descendance. Exemplaire, Antoine, le fils de Linh et Edouard, qui porte le chagrin de sa mère sans pouvoir l’exorciser.
Peu de mots, enfin, pour toutes les larmes intérieures de ce peuple aux défauts de prononciation, au sens le plus large, bouleversants.
Le traitement sous-jacent du thème de la décolonisation indochinoise est finalement remarquable. Il en devient passionnant, de plus, au sens étymologique. On réalise ce qui a fait décret afin de convoquer des volontaires à la Seconde Guerre mondiale, les militaires qui se sont inventés une vie, normal, au cours de leur mission, et dont le mensonge face à la réalité du retour, leur saute à la tête et au cœur. Il y a aussi le « retour retournement » des civils, l’accueil frileux des Vietnamiens qui ont collaboré, le même retour des Vietnamiens chez eux en 1996. Ce « petit bout de Saïgon en France » comme le dit Edouard à Cécile, est une grande et belle leçon d’histoire et d’humanité. Une pièce messagère, d’utilité publique, en vérité !
MJ.L