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76ᵉ Festival d’Avignon : Serebrennikov fait le mur

11 Juil 2022 | Festivals, Spectacles vivants, Théâtre

Serait-il présent à Avignon ou pas ? L’incertitude a longtemps plané sur la participation au festival d’Avignon de l’artiste russe Kirill Serebrennikov, opposant notoire au régime en place et à la guerre d’Ukraine, assigné à résidence et condamné à la prison avec sursis. Mais le metteur en scène du spectacle inaugural du festival d’Avignon « Le Moine noir », aujourd’hui exilé à Berlin, a réussi à faire le mur pour se retrouver devant un autre, tout aussi problématique que le premier, celui de la Cour d’honneur du Palais des Papes. Un décor naturel qui demeure la hantise de tout metteur en scène, surtout quand un mistral violent s’y déchaîne comme ce fut le cas lors des premières représentations.

La nouvelle d’Anton Tchekhov, « Le Moine noir », fait le récit du glissement dans la folie d’Andreï Krovine, intellectuel dépressif qui vient se ressourcer à la campagne auprès de Pessotski. Ce dernier est un propriétaire terrien qui l’a élevé, tout entier dévoué à la culture de ses arbres fruitiers et à sa fille, Tania, que l’écrivain ne tarde pas à demander en mariage. Mais le ver, celui de la folie, est dans le fruit car Krovine aperçoit dans le jardin un spectre, le fameux Moine noir, sorte de légende maléfique qui donne son titre à la pièce. S’ensuit une spirale d’hallucinations qui vont à la fois balayer la raison de l’intellectuel et le plateau de la Cour d’honneur en une succession de tableaux d’une forte puissance visuelle. Les trois serres qui figurent le décor du domaine agricole vont être détruites jusqu’à la désolation finale, celle des biens et des personnages de la nouvelle de Tchekhov. 

Serebrennikov juxtapose les points de vue des personnages qui reprennent en rafales le même dialogue au fil des quatre actes de la pièce, le personnage de Krovine étant interprété par trois acteurs différents et celui de Tania par deux comédiennes d’âges éloignés. Les récits personnels tissent ainsi la trame du spectacle de Serebrennikov  : celui du père accablé par le mariage de sa fille Tania, laquelle témoigne de son rapide malheur devant la détérioration de l’état mental de Krovine qu’on suit à son tour dans son chaos hallucinatoire souligné par des effets vidéo, puis enfin celui du spectre dans l’acte final. La progression dramatique est rythmée par l’évolution d’acteurs-danseurs vêtus de noir qui se livrent en dernière partie de la pièce à un ballet hypnotique sur fond de chants à la solennité grégorienne, proche d’une transe chamanique. Magnifique. Le tout devant un disque immense en fond de scène figurant le soleil dont les protagonistes saluent rituellement chaque coucher, ce qui donne lieu à chaque fois à l’une des séquences visuelles les plus fortes du spectacle. 

Interprétée en allemand, en anglais et en russe, la pièce est portée par le talent et la belle énergie des comédiens du Thalia Theater de Hambourg aux ressources inépuisables, à la hauteur d’un spectacle de près de trois heures qui finit par se jouer de toutes les malédictions : celle de l’exil de son metteur en scène, du malheur des protagonistes, de la légende du Moine noir et enfin d’un mistral qui rend vraiment fou comme le dit l’adage provençal.

D’un mur à l’autre

On passe d’un mur à l’autre, de celui de la Cour d’honneur à celui qui ceinture le joli Cloître des Carmes, au cœur d’Avignon, occupé par les cloisons d’un édifice brinquebalant qui figure le décor de « Sans tambour », autre spectacle qui a marqué la première livrée du festival d’Avignon.

Il y a du drame dans l’air. Balayé par un mistral violent qui en secoue les raccords en plastique, le logement fait de bric et de broc est investi par les étranges protagonistes de la pièce mise en scène par Samuel Achache. Un couple est affairé dans une cuisine de fortune, entre vaisselle et reproches domestiques. L’homme est préoccupé par l’évier bouché et la femme par leur relation qui ne débouche plus. Elle lui reproche de ne plus la faire rêver, et lui de l’avoir trompé. Un quintet de musiciens s’immisce dans l’espace et commence à jouer et chanter des lieder de Schumann, tandis que volent en éclats une relation de couple et les murs qui la contiennent. 

La démolition de la première par la femme et des seconds par le conjoint va grandissant, à coups de phrases assassines et de massue, jusqu’à transformer la scène en champ de ruines et de gravats. Plus d’amour, plus de murs, seule une pulsion physique qui s’accomplit au premier étage d’une maison (de fous ?) branlant sur ses fondements.

Spectacle à la masse, au sens propre comme au sens argotique, « Sans tambour » confronte le spectateur médusé autant qu’amusé à une succession d’événements tragi-comiques menés tambour-battant, malgré le titre qui semble dire le contraire. Le tout baignant dans une ambiance à la Marx Brothers ou Jacques Tati entretenue par une équipe de musiciens-comédiens dont le jeu relève parfois de la performance physique, 

Il serait vain de vouloir énumérer ici les multiples situations et rebondissements du spectacle. On retiendra que l’effondrement méthodique du décor s’accompagne de la déconstruction de la musique romantique de Schumann. Comment est-il possible de reconstruire une musique tout comme une relation à partir d’un désastre ? C’est ce questionnement que semble vouloir mettre à l’épreuve Samuel Achache, créateur de spectacles musicaux où la réflexion philosophique et l’humour, un rien potache parfois, se bagarrent comme des chiffonniers. Souvent drôle, marqué par un burlesque taraudé par l’absurde qui s’émancipe de la parole, où l’humour n’est jamais loin d’une inquiétude quasi métaphysique, « Sans tambour » finit par remporter son pari un peu dingue et casse la baraque en empochant l’adhésion du public réchauffé par la performance d’acteurs épatants, au premier rang desquels Sarah le Picard, Léo-Antonin Lutinier et Lionel Dray.

Une jeunesse exaltée

Avant de quitter la direction du festival d’Avignon, Olivier Py présentait « Ma jeunesse exaltée » dont il signe le texte, la mise en scène et les chansons, un spectacle de dix heures qui est l’un des deux marathons de cette 76ᵉ édition, le second étant « Le nid de cendres » du trentenaire Simon Falguières (13 heures). La boucle semble ainsi bouclée puisque Py avait fait ses débuts en 1995 dans le festival d’Avignon avec une pièce, « La Servante » qui durait vingt-quatre heures. Comme il l’a précisé en conférence de presse auparavant, il ne s’agit pas de la jeunesse de l’auteur mais de celle d’une génération actuelle d’interprètes, une dizaine au total, qui participent à cette folle équipée oscillant, comme le dit lui-même le metteur en scène, entre manifeste, célébration et pèlerinage.

Moteur de ce spectacle de dix heures, le personnage d’Arlequin, figure mythique de la commedia dell’arte, héros polymorphe d’une errance qui le mène à tous les défis, toutes les audaces et toutes les trahisons, le bonhomme étant à géométrie et morale variables. Un moteur qui ne cale jamais au fil des quatre volets de « Ma jeunesse exaltée », emmenés par un extraordinaire Bertrand de Roffignac dans le costume de cet Arlequin-livreur de pizza qui lui colle à la peau.

Grand feuilleton lyrique, « Ma jeunesse exaltée » brasse tous les genres, va de canular en canular dans la tradition de la Commedia, se mêle de tous les sujets : le théâtre et la culture bien sûr, ses bons et mauvais serviteurs, la politique idem, la finance et ses escrocs, la religion enfin auquel l’auteur taille des croupières sans jamais renier la foi qui l’habite. On franchit des sommets de poésie, on y parle beaucoup de Rimbaud, on trébuche avec le héros dans le caniveau du vaudeville, on patauge dans les flaques de la farce car Py est aussi un auteur comique, on s’émeut et on se tape sur les cuisses, et surtout on s’exalte au spectacle de cette jeunesse exaltée qui court, vole, aime, déteste et se venge tout au long d’un spectacle qui charrie des torrents d’émotions et de rires. Toujours en questionnant l’art de la scène, ce qui fait théâtre ou le défait. « Quelque chose vient », affiche en lettres électriques une guirlande placée au-dessus de la scène dès le début de la représentation. Quand les comédiens viennent saluer au terme d’une épopée qui les a emmenés au bout d’eux-mêmes, on se dit que ce quelque chose sera résolument beau.

« Il appartient à chaque génération peut-être de changer le cours du destin, mais surtout d’inventer son propre récit » écrivait Olivier Py dans l’édito de la plaquette du programme de cette édition qu’il terminait par ces mots : « Que le festival d’Avignon soit toujours le lieu de la jeunesse, de la parole et de ce qui vient. » Son dernier spectacle en est la parfaite illustration.

Lieu de la jeunesse, le festival l’est aussi avec « One Song » de l’artiste belge Miet Warlop. Dans ce spectacle, une troupe de performeurs s’empare de la cour du Lycée Saint-Joseph transformée en arène d’un concert-chorégraphie qui est un véritable défi physique d’une heure, véritable choc visuel et sonore dont on ressort à la fois groggy et heureux.

Luis Armengol

  • Le Moine noir, jusqu’au 15 juillet à la Cour d’honneur du Palais des Papes à 22h
  • Sans tambour, jusqu’au 13 juillet au Cloître des Carmes à 22h.
  • Ma Jeunesse exaltée, jusqu’au 15 juillet
  • One Song , jusqu’au 14 juillet

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