Les crabes
Un jeune couple décide de louer sa propriété en bord de mer pour éponger ses dettes, tandis que les fuites inondent la salle de bain. Tout d’ailleurs paraît submergé aux alentours, avec un avant-goût de déluge que prophétise une marée envahissante qui déferle sur un écran en fond de scène. Perchés sur une passerelle en fer tout en mangeant des crabes, la villa s’appelle d’ailleurs «les Crabes », les deux occupants guettent en même temps le plombier, les huissiers et les futurs locataires. Ces derniers débarquent, étranges et inquiétants, flanqués d’un chien introuvable et de vieilles querelles. Ils ne vont pas tarder à dynamiter le quotidien de leurs hôtes jusqu’à leur extermination totale à coups de mitraillette avant de s’entretuer eux-mêmes. Tout déborde dans cette histoire, la baignoire, l’humour, la cruauté, le sens même auquel on voudrait s’accrocher en vain comme à une bouée pour résister à l’absurde.
Auteur inclassable, Roland Dubillard a écrit Les crabes en 1971, pièce qu’il a présentée comme “un cauchemar comique”. On passe vite en effet de l’ironie mordante, ou pinçante puisque peuplée de crabes, à la cruauté la plus gratuite au gré d’une succession d’événements sans logique apparente. Il faut se rendre à l’évidence comme on se rend à l’ennemi : inutile de chercher quelque approche psychologique des personnages pour déterminer la motivation de leurs actes. On a l’impression qu’il se construisent au fur et à mesure qu’ils agissent, qu’ils s’improvisent dans l’action, ce que favorise la mise en scène de Frank Hoffmann plus complice que directive A ce jeu-là Denis Lavant, dans un rôle d’ange exterminateur où il excelle, possède des ressources inépuisables, comme autant de munitions pour tirer à vue et viser juste. A ses côtés Maria Machado est une complice rêvée, et les jeunes acteurs Nèle Lavant et Samuel Mercer sont prometteurs, si les crabes ne les dévorent pas.
Du 7 au 29 juillet à 19h15, les jeudis, vendredis, samedis et dimanches au Théâtre du Chêne Noir.
Luis Armengol
La Question
La Question désignait au Moyen-âge un interrogatoire accompagné de tortures. C’est aussi le titre du livre écrit par Henri Alleg, directeur du journal Alger Républicain interdit par le gouvernement de l’époque, interrogé et torturé pendant un mois par les militaires français dans les sous-sols de la sinistrement célèbre villa Susini lors de la bataille d’Alger. Devant un simple rideau qui clôture l’espace derrière lui, dans une mise en scène des plus épurées, Stanislas Nordey reprend le récit de la détention, intervenue le 12 juin 1957, puis des supplices subis par le journaliste communiste ami de Maurice Audin, professeur de l’université d’Alger mort sous la torture ou exécuté dans ces mêmes lieux quelques jours auparavant, les faits n’ont jamais été clairement établis. La voix est ferme, sans emphase, simplement posée pour raconter les faits d’une manière clinique, sans passion. Le comédien agite des mains qui paraissent immenses dans la semi-obscurité qui baigne la salle, comme en protection ou en appel au secours. On écoute ce que ces mains racontent, entre fascination et horreur, tandis que nous reviennent en mémoire les mots d’Hannah Arendt sur la banalité du mal après les procès de Nuremberg. Longtemps présentée comme une simple « opération de maintien de l’ordre » la guerre d’Algérie a fait son lot de victimes : 500 000 morts dont probablement 400 000 Algériens civils et combattants, 4 000 Français civils, 30 000 soldats français, et entre 15 000 et 30 000 harkis. Sans compter les centaines de milliers de personnes blessées ou handicapées. Livre emblématique de cette période, La Questionfut saisi à deux reprises : quelques semaines après sa parution, en 1958, puis en 1959. Pourquoi le porter à la scène aujourd’hui ? Pour Stanislas Nordey l’enjeu est clair : « Ce texte est essentiel à nos mémoires, il compte dans notre histoire, et d’une certaine manière nous mène à la réconciliation avec le peuple algérien. »
Du 7 au 26 juillet à 16h30 au Théâtre des Halles
L.A.
La poésie de l’échec
Quoi de plus ordinaire que cette histoire de famille avec le trio mère-fille-fils réunis à l’occasion de l’anniversaire de la première ? Manque le père, normal puisqu’il est mort, mais c’est vers lui que convergent les pensées de chaque protagoniste. Tout d’abord la fille qui adorait son géniteur, le fils qui le détestait pour avoir subi sa maltraitance psychologique depuis l’enfance, la mère enfin qui a fini par découvrir que son mari avait une double vie et un enfant avec une autre femme. Bref, il y a là tous les ingrédients d’un vaudeville classique et vite ennuyeux si l’écriture de cette pièce pour trois acteurs et un beatboxer – technicien qui opère des bruitages adaptés aux situations scéniques – ne venait pas brouiller salutairement les cartes et rebattre le jeu. C’est justement le jeu des acteurs qui fait que La poésie de l’échec s’avère une belle réussite, originale par sa forme et son langage. Chaque fois qu’un personnage énonce un mensonge, dissimulant ses sentiments véritables derrière les conventions au nom de l’harmonie familiale, l’action plonge dans un univers onirique qui traduit ses pensées authentiques. Le spectacle de la Cie Marjolaine Minot y parvient par l’engagement physique des comédiens qui accélèrent et ralentissent le jeu, soutenus par les ponctuations sonores du beatboxer qui produisent un effet burlesque immédiat. Un peu comme les bulles au-dessus des personnages de bande dessinée nous révèlent leurs pensées intimes. Jubilatoire et brillant.
Du 7 au 26 juillet à 15h au 11.
L.A.
Méduse.s
Le collectif belge La Gang composé de trois comédiennes, metteuses en scène et autrices, Sophie Delacolette, Alice Martinache et Héloïse Meire, s’empare du mythe antique de Méduse, personnage vénéneux dans l’inconscient collectif souvent représenté dans la peinture classique la tête ornée d’une coiffe de serpents. Le travail de la compagnie veut questionner les liens entre corps et pouvoir et ce spectacle en présente une approche des plus intéressantes qui évoque aussi bien la tyrannie de la culture patriarcale que les injonctions liées à la virilité et à la féminité. Il s’agit ici de réécrire le mythe à partir de regards de femmes en donnant la parole à Méduse. Il y a le récit de la mise à mort du personnage féminin par le héros Persée qui lui tranchera la tête, mais auparavant son viol par Poséidon dans le temple de la déesse Athéna, laquelle la transforme en monstre, une Gorgone qui a le pouvoir de pétrifier les humains croisant son regard. Double peine pour une Méduse devenu l’archétype de la femme violée et ensuite punie pour l’avoir été. Un thème actuel dans nos sociétés contemporaines où violence machiste et féminicide sont des mots tristement répandus, comme le rappellent des témoignages de femmes en voix off tout au long de la pièce. Trois comédiennes interprètent tour à tour Méduse et tous les autres personnages, fusionnant avec une élégante création sonore et visuelle qui donne parfois à ce spectacle envoûtant une allure de cérémonie sacrée.
Do 6 au 27 juillet à 15h. Théâtre des Doms
L.A.
Ceux qui restent
Un peu casse-pipe, le thème de la fin de vie est rarement abordé au théâtre. Ceux qui restent s’y colle cependant, avec une certaine légèreté qui ne dissimule pas la gravité du sujet, mais en tirant la pièce plutôt du côté de la vie que de la mort. Pour cela, deux histoires se mêlent, deux destins, celui d’Annie qui a choisi le suicide assisté en Suisse pour mettre fin aux souffrances de sa maladie, et celui du couple formé par son fils Etienne et son amoureuse Juliette. On suit la mère et le fils dans leur voyage jusqu’en Suisse où il lui tiendra la main jusqu’au dernier moment, ainsi que les étapes de l’idylle naissante entre les deux tourtereaux, tiraillés entre désir d’indépendance et envie d’écrire une histoire à deux. Si le thème de la fin de vie est prégnant, d’autres enjeux traversent aussi cette histoire simple, comme les choix de vie, les relations d’amitié et l’engagement que suppose une vie commune. C’est de cela aussi dont il est question à travers les souvenirs de la mère et les projets des plus jeunes. Si un certain pathos pointe parfois le bout de son nez, on suit avec plaisir et pas mal d’émotion ce voyage au bout d’une vie et au commencement d’une autre.
Du 7 au 29 juillet à 19h35 au Théâtre du Roi René
L.A.