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Festival d’Avignon : de révoltes en odyssées

23 Juil 2021 | Festivals, Spectacles vivants, Théâtre, Vaucluse

On est en bonne compagnie avec le Nouveau Théâtre Populaire qui nous embarque dans une odyssée de près de sept heures dans la cour minérale de l’Université encore chauffée par un soleil déclinant. Molière est au programme avec trois de ses pièces, le Tartuffe, Dom Juan et Psyché jouées en continu par un formidable collectif de jeunes comédiens, une vraie bande qui se reconnaît dans les valeurs du père fondateur d’Avignon, Jean Vilar : grands textes, prix bas, décentralisation. Leur spectacle s’intitule d’ailleurs Le ciel, la nuit et la fête en référence à la formule du patron du TNP, juste un jeu d’inversion d’initiales avec le NTP, qui définissait ainsi le festival d’Avignon. 

  La troupe s’attaque ici au monument Molière, entreprise ambitieuse qu’elle mène tambour battant grâce à l’énergie de comédiens épatants qui se succèdent pendant toute la soirée sur un plateau composée d’une allée de planches au milieu de gradins disposés en vis-à-vis. Peu de décors, un minimum de costumes, l’exigence ici est que seuls les acteurs donnent corps au théâtre. Que faire de l’héritage Molière aujourd’hui ? Le NTP fournit une réponse jubilatoire, limite subversive, avec ces trois pièces qui nous entraînent dans l’univers farcesque de Jean-Baptiste Poquelin, lequel ne manquait pas d’étriller les puissants de l’époque. Loin de réciter leur Molière en surdoués, les comédiens du NTP propose un récit transversal des trois pièces qui pose la question de l’intime et du politique, soit l’éternelle joute du désir et de la loi dans un monde en quête de transcendance. 

  Entre chaque pièce, dans un coin de la cour de l’Université, la radio Grand Siècle accueille des invités (les comédiens) qui débattent vivement de Molière et d’actualité entre musiques live ou enregistrées et spots publicitaires, offrant un hors-champ des plus festifs à la représentation. C’est joyeux, loufoque et éphémère comme le théâtre l’est par essence. Shakespeare écrivait que l’homme est fait de l’étoffe de ses rêves (La Tempête). On peut affirmer que les comédiens du Nouveau Théâtre Populaire ne manquent ni d’étoffe ni de rêves.

    Le rêve, il est aussi au cœur du spectacle Gulliver, le dernier voyage conçu par Madeleine Louarn et Jean-François Auguste qui adaptent le troisième des Voyages de Gulliver avec les acteurs de Catalyse, atelier installé à Morlaix au Centre national pour la création adaptée regroupant des acteurs en situation de handicap mental. Ce n’est pas le plus connu des épisodes de l’œuvre de Jonathan Swift dont le héros, après avoir fait naufrage, découvre l’archipel de Laputa : quatre îles extraordinaires aux habitants des plus étranges. Cet étrange qu’on va retrouver tout au long d’un spectacle dont l’univers onirique trébuche souvent sur nos interrogations contemporaines puisque Gulliver croise une communauté hantée par la fin du monde et qu’il y est question aussi de la fin des corps, de la maladie et du vieillissement. Les protagonistes de la pièce mêlent leur imaginaire à celui de Swift dans une réécriture de l’histoire qui file son bonhomme de chemin. Ils nous entraînent sur leurs pas, parfois à tâtons – une partie du début de la pièce se déroule dans l’obscurité, c’est un peu long quand même – dans une aventure théâtrale qui interroge à la fois nos peurs collectives et individuelles autant que notre capacité à recevoir une autre forme de création artistique. On rit de tout dans ce Gulliver, sans complaisance ni culpabilité, attentif aux faits et gestes de chacun des acteurs qui nous emmènent vers des rivages singuliers bousculant les références à la norme artistique. On est trop heureux de faire ce voyage en si bonne compagnie.

  Le chorégraphe belge Jan Martens interroge quant à lui les résistances actuelles face aux oppressions, inégalités ou enjeux climatiques dans Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, que l’on peut traduire approximativement par « toute tentative finira en corps écrasés et os brisés » ( citation attribuée au Président chinois XI Jinping s’adressant aux manifestants de Hong Kong). Avec dix-sept interprètes au plateau, toutes générations confondues, l’artiste flamand fait du corps des danseurs le médium de ces résistances ( marches Black Lives Matter, marche des femmes aux USA ou au Chili, gilets jaunes entre autres). Ou comment incarner des mobilisations collectives à travers les mouvements des danseurs, leurs postures individuelles, voire leur immobilité sur le plateau qui apparaît comme une gageure. Jan Martens entend faire du plateau de danse « l’espace d’une démocratie possible, où décélérer n’est pas se figer, où la musique est proche du cri et la protestation une nécessité commune. » Il dispose pour cela d’un collectif de danseurs enthousiasmant par la gestuelle et la précision des mouvements d’ensemble réglés parfois comme un défilé martial. Cette insurrection des corps est une mécanique efficace qui ne perd jamais de vue son objectif de départ, danser la résistance, aboutissant à un geste politique et artistique convaincant, en dépit des harangues inutiles qui en surlignent maladroitement le propos.

  Le transhumanisme alimente les fantasmes des sociétés contemporaines, autorisé par un hubris mâtiné de scientisme et de technologie qui produit bien des délires. Avec The sheep song, les artistes belges du collectif FC Bergman créent un spectacle muet dont le personnage principal est un mouton qui veut échapper à sa condition animale pour devenir humain. En ouverture de rideau, un troupeau de moutons, des vrais, occupe la scène, ce qui provoque déjà son petit effet. Puis un autre mouton à l’allure plus étrange, un comédien en a revêtu la peau, vient se mêler à eux, s’en détourne ensuite pour se mettre debout sur ses pattes comme une créature humaine, lancé dans une odyssée qui l’amène à de multiples rencontres, tantôt comiques ou tragiques. On suit sur la table d’opération sa transformation physique en homme, on le voit devenir père d’un nourrisson mi-homme et mi-mouton, pour finir de nouveau dans la peau d’un animal que les siens rejettent car ils ne le reconnaissent plus comme l’un des leurs. On est loin des fables animalières de La Fontaine et l’univers montré ici appartient plutôt à la fiction dystopique sans qu’une morale bien claire apparaisse à la fin. Libre au spectateur d’en dégager une, entre innocence pastorale et brebis égarée dans une société ou l’homme est un loup pour l’homme. Mêlant références religieuses ( l’agneau sacrificiel ) et picturales, The sheep song délivre, sur un tapis roulant qui traverse la scène autant que notre imaginaire, maintes réflexions sur le devenir de l’humanité et ses dérives possibles. Mais plus que le discours sur l’homme tiraillé entre la crainte du changement et le désir de transcender les limites, c’est avant tout la force plastique du spectacle, son esthétique puissante et la poésie qui s’en dégage qui en font la totale réussite.

                                                                                                                    Luis Armengol

  • Le Ciel, la nuit et la fête par le Nouveau Théâtre Populaire, cour de l’Université d’Avignon à 19h les 23, 24 et 25 juillet.
  • Gulliver, le dernier voyage, Théâtre Benoît XII à 18h les 23 et 24 juillet.
  • Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, Jan Martens, coud u lycée Saint-Joseph à 22h les 23, 24 et 25 juillet.
  • The sheep song de FC Bergman, à l’Autre Scène de Vedène à  15h les 23, 24 et 25 juillet.

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