Il se passe toujours quelque chose, dans chaque roman de Régine Detambel, qui décidément a l’art de dénicher les destins exceptionnels. Cette « biotip », comme on dit au cinéma (la mise en forme fait d’ailleurs penser aux 3 sœurs Brontë, de Téchiné, avec le frère artiste en exergue), s’organise en effet selon le point de vue des 3 ex du grand écrivain, August Strindberg, connu du côté de chez nous plutôt pour son théâtre, Melle Julie, ou du fait que Le songe ait été monté par Antonin Artaud. C’est dire si ce multi nobélisable s’y connaît en cruauté. Et pourtant, nulle n’a su lui résister. La passion scripturale s’accommode mal d’une vie de couple sans histoire. Ce serait même plutôt le contraire puisque, chez Strindberg, l’histoire de ses relations conjugales anime et enrichit la créativité dramatique ou romanesque. Régine Detambel alterne ainsi les attaques en donnant successivement la parole à celles qui ne l’ont pas eue, qui souvent se sont tues. Il faut dire que, question misogynie, l’auteur d’Inferno, se la posait un peu là. En fait, la femme est pour Strindberg, un peu ce « bouc émissaire » – son meilleur livre probablement – qui justifierait ses échecs, sa difficulté à se faire reconnaître, sa passion dévorante et destructrice pour l’écriture et ses tourments. De même qu’approcher Don Juan ne peut qu’aboutir à se brûler en vain les ailes, chacune se sent suffisamment d’envergure pour combler le grand homme à chaque stade de sa vie. C’est compter sans l’alcool, la paranoïa qu’il déclenche, le flot verbal qui enfle, s’amplifie et n’en finit plus d’injurier. Régine Detambel nous fait entrevoir l’enfer connu par ces trois femmes, actrices ou journaliste, pourtant dignes de respect et de reconnaissance. Certes, Strindberg leur concède le devoir d’enfanter. « Père » est l’une de ses pièces les plus symptomatiques de sa hantise du doute. C’est bien connu : l’homme est fait pour créer, la femme pour procréer. L’œuvre de Régine Detambel prouve justement le contraire. Ce petit livre ne cherche pas à faire le tour d’une œuvre aussi immense. La disproportion en volume est trop manifeste. Il est comme un trou de serrure à partir duquel nous révéler les faces cachées du génie masculin : injuste, égocentrique, autodestructeur… Il nous fait pénétrer dans l’intimité des zones d’ombres de la création pour laquelle on est souvent trop de deux, du point de vue du tyran domestique s’entend. Il se passe bien sûr toujours quelque chose pour qui aborde l’œuvre de Strindberg. Artaud ne s’y était pas trompé. Mais cette chose ne saurait se passer de la part féminine, d’aucuns disent maudites, sur la base, voire au creux de laquelle une œuvre s’édifie. En faisant parler ces trois ex, qui sont les trois exemples mêmes de la femme immolée sur l’autel du génie créatif, Régine Detambel libère une parole féminine qui n’en finit plus de s’imposer à son tour. C’est moins une vengeance qu’un juste retour des choses. Et ces dames, à la parole tretrouvée, ne méritaient pas moins. BTN
Trois ex, de Régine Detambel, Editions Actes Sud.