« Qui som ? » interroge la troupe franco-catalane Baro d’evel. Qui sommes-nous ? La question d’ordre métaphysique semblerait entraîner une pesante introspection sur l’identité, le présent et le futur, mais c’est tout le contraire qui se produit avec l’univers de cette compagnie formée au théâtre de rue puis au chapiteau de cirque sans oublier les arts plastiques avant d’aboutir sur les plateaux.
Invitée pour la première fois au festival d’Avignon, Baro d’evel va laisser des traces dans la mémoire festivalière comme sur la scène de la cour du lycée Saint-Joseph où ses performances aussi créatives que généreuses ont enchanté le public. Le ton décalé est donné d’emblée par un duo clarinette-hélicon qui égrène depuis une fenêtre en étage les notes de Maurice Jarre précédant toute représentation du festival depuis son origine. Avant qu’une sorte de maîtresse des lieux, formidable Camille Decourtye avec son petit air mutin à la Juliette Binoche, s’empresse de délivrer au public des recommandations d’usage comme bien éteindre son téléphone par exemple. Un petit speech qui peut sembler convenu mais qui fait surgir du rien une tension dramatique frappée au coin de l’humour et de l’absurde, une marque de la compagnie comme on le constatera par la suite tout au long du spectacle. Arrive bientôt un grand escogriffe, Blaï Mateu Trias, alter ego de la première, avec un vase qu’il laisse échapper de ses mains, brisé en mille morceaux. Et d’entreprendre aussi sec d’en fabriquer un autre sur un tour de potier dans un coin de la scène, histoire de rappeler que le spectacle vivant est aussi une affaire d’artisanat.
On enchaîne ces moments de ratage et de gaffe de veine burlesque, à la manière des Marx Brothers, jusqu’à l’arrivée des autres protagonistes qui se regroupent sur le plateau. Avant que tout bascule et se bouscule dans un dérapage généralisé au sens premier du terme puisqu’une flaque de liquide poisseux a coulé sous leurs pieds, rendant le sol des plus instables. Ils se soutiennent, s’entraînent, chutent à tour de rôle, se relèvent et on a déjà sous les yeux tout ce qui fait la signature de Baro d’Evel : l’humour, l’engagement physique, la technique individuelle au service du collectif et un sens inné de la dérision qui leur permet de saisir l’instant au bond et de créer le rire, cette politesse de l’âme quand tout semble perdu. On peut voir aussi dans ce « tomber – se relever » une réponse métaphysique à la question « qui sommes-nous ?» du départ. Des mortels qui s’évertuent à tenir debout ?
A la croisée du cirque avec l’art du clown, du théâtre, de la danse et des arts plastiques, la compagnie explore un univers aussi poétique que fantastique avec d’étranges créatures coiffées de pots aux oreilles de Mickey englouties par une énorme vague marron. Fascinante machinerie, tel un tsunami d’une dizaine de mètres de haut fait de bandelettes de papier qui avale et recrache humains et objets avant de se retirer, laissant la scène jonchée de bouteilles en plastique.
Difficile de résumer toutes les trouvailles scéniques de Baro d’Evel, il y en a en permanence, outre l’impact visuel des moments chorégraphiés à l’image de ces trois danseuses perchées sur des talons hauts qui semblent figurer des insectes géants se déplaçant sur le plateau avec une gestuelle totalement déstructurée. On songe aux créatures de la bande dessinée, d’un Bilal par exemple, mais aussi aux personnages de Beckett ou bien encore au Butô japonais. Mais c’est l’humour qui prédomine dans cet ensemble baroque tour à tour inquiétant et burlesque de Qui som ? Pour mieux nous rappeler peut-être que le monde est toujours à refaire et qu’il convient de danser même au milieu du désastre. L’incursion d’un chien et d’un enfant sur la scène laisse supposer qu’une autre humanité peut advenir après la catastrophe. Tout comme ce personnage, vers la fin du spectacle, qui erre parmi les détritus en poussant un charriot sur lequel est juchée une chanteuse. « La beauté, on l’abîme quand on ne la regarde pas, dit la première. Puis quand on ne voit plus rien on ne pense qu’à ça. »
Et pour finir…en beauté, la fine équipe de Baro d’evel entraîne le public jusque dans l’arrière-cour du lycée St Jo sur les notes d’une joyeuse fanfare qui prolonge une mémorable soirée.
Qui som ? Jusqu’au 14 juillet.
Luis Armengol.
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